Un K à part. La série départementale des publications officielles, lois, ordonnances et arrêtés
Je travaille actuellement pour le projet Mezanno à la Bibliothèque nationale de France (BnF) et l’EPITA, dédié à l’annotation automatique de documents sériels numérisés et à l’extraction de données structurées. Dans ce contexte, je travaille sur une méthodologie d’évaluation des données générées à partir du Journal Officiel (J.O.) disponible sur Gallica. Si je ferai prochainement un article sur les problématiques techniques et méthodologiques de ce travail, je porterai ici mon attention sur un des aspects de son contexte documentaire, à savoir la présence du J.O. dans la série K des Archives départementales (A.D.), laquelle est d’étrange constitution. Oui : parce qu’il y a de quoi se demander si des documents édités peuvent être considérées comme des archives ou en tout cas pourquoi il existe un fonds d’archives qui ressemble à un fonds de bibliothèque.
Étrange série K : des journaux et des arrêtés
« Pourquoi suis-je arrêté ? » (Monsieur K.)
Tout part d’une question : les numéros du Journal Officiel — dans lequel apparaît depuis 1869 les productions législatives, réglementaires ainsi que toute sorte de déclarations officielles et les débats dans les Chambres — peuvent-ils être considérés comme des archives ?
Journal officiel de la République française. Lois et décrets, 04 janvier 1900. Sur Gallica.
Il y a de quoi discuter. D’un côté ce sont bel et bien des parutions, on parle d’un « quotidien ». Il y a derrière un véritable travail éditorial porté par des rédacteurs en contact avec les parlementaires; des correcteurs ; des techniciens (linotypistes-compositeurs, clicheurs, rotativistes…) ; un service chargé des abonnements (qui sont payants) et des expéditions ; etc.
Un des modèles de linotype utilisés par la Société Anonyme de Composition et d’impression des Journaux Officiels, fonctionnant comme une coopérative ouvrière et sous la tutelle du Ministère de l’Intérieur et des Cultes. Une histoire des travailleurs du J.O. serait à faire !
Le J.O. est un périodique. On ne s’étonnera pas de le retrouver dans les magasins de la BnF ou encore dans la bibliothèque — et je dis bien bibliothèque — des Archives nationales. Tout à fait logique également qu’on le retrouve dans la bibliothèque du Sénat ou encore celle de l’Assemblée nationale puisque c’est dans les Chambres que l’on fabrique les lois.
Organigramme de la Direction des Journaux Officiel (1950?), Archives nationales, cote 19870069/6.
Si le Journal Officiel a tout d’un périodique faisant partie du domaine du dépôt légal, on le retrouve aussi dans la série K des Archives Départementales : c’est celle des Lois, ordonnances, arrêtés (1790 / 1940). Même chose pour Le Moniteur Universel et Le Bulletin des Lois qui accomplissent selon la période et les régimes politiques la même fonction, parfois de façon parallèle. A noter aussi la présence des arrêtés du préfet.
Mais, attendez une minute : la série K ne contiendrait donc pas vraiment des archives, c’est-à-dire ici des documents produits ou reçus par l’activité des administrations mais de la documentation ? Le J.O. n’aurait-il pas davantage une place toute trouvée dans les bibliothèques des services d’archives — lesquelles n’ont pas grand’ chose à voir avec le cadre de classement formalisé (peu ou prou) par Natalis de Wailly en 1841 ?… Il semble qu’on ait par le passé inauguré une série spécialement pour conserver ce genre de publications. La série K existe-t-elle parce qu’elle accomplirait l’idéal de transparence de l’action publique inhérente aux archives, dans l’esprit de l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ? voire de la première loi sur archives du 7 messidor an II ? Et qu’à ce titre on aurait « fait l’honneur » à ce type de parution de faire partie d’une série pour qu’elles soient accessibles comme des archives ?
Fragment de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : Décretés par l’Assemblée Nationale dans les séances des 20, 21, 23, 24 et 26 août 1789, acceptés par le Roi : [estampe] / Le Barbier. Sur Gallica
Si les raisons historiques de la présence du J.O. — entre autres — dans la série K sont effectivement à chercher du côté de la Révolution française, elles relèveraient moins des mythes de l’émancipation par la transparence de l’action publique que des stratégies d’un pouvoir centralisé pour obtenir le consentement des citoyens sur tout le territoire. Mais ne mélangeons pas tout : cette histoire archivistique de la série K doit être prise avec prudence car elle n’appartient pas au même « énoncé » que la publicisation des débats de la IIIe République qui, elle, motive effectivement le souci d’un « public et ses problèmes ».
Je m’intéresserai ici Journal Officiel qui me permettra d’avoir un fil rouge pour tenter d’expliquer les raisons de la série K.
Le Journal Officiel de la IIIe République: archives ou documentation ?
Je me dois d’abord rejouer la ritournelle de la définition des archives : elles sont l’ensemble des documents (ou des données) produits dans le cadre d’une activité. Les archives sont en quelque sorte l’expression documentaire des affairements d’une organisation ou d’une personne physique. Cette expression documentaire est, disons, le « collatéral direct » d’une activité. Les archives ne sont pas des productions de l’esprit, dans le sens qu’elles ne sont pas produites pour elles-mêmes; elles ne comportent pas, comme une peinture ou un livre, leur propre finalité. Au contraire, elles servent des volitions administratives ou opérationnelles qui lui sont externes, lesquelles conditionnent leur mode d’existence et qu’elles finissent, d’une certaine façon, par incarner ou réaliser. Le fonds, dans le langage de l’archivistique, restitue la logique de l’action et donc de ses fruits documentaires.
Paul Klee, La Machine à gazouiller, 1922. Source: Wikipédia.
Le respect des fonds est le principe méthodologique qui guide l’archiviste dans le classement des documents : on ne mélange pas ce qui a été produit par telle organisation ou tel individu dans le cadre de telle activité avec autre chose. Il faut que le classement rendent une image de tel exercice intellectuel et matériel et hors de question de mélanger des documents d’origines différentes pour établir des collections thématiques (sauf exceptions, cf. l’Armoire de Fer).
Ce qui caractérise un document d’archives est peut-être un défaut d’intentionnalité. Si une action — par exemple une procédure administrative — est menée sciemment, les archives ne sont alors qu’un revers d’intentionnalités. Par exemple, on ne produit pas un contrat dans l’unique plaisir de le créer ou de le lire mais pour matérialiser, dans le giron du probatoire, un engagement entre deux parties. Ce contrat est document d’archives et n’existe que pour sa valeur probatoire, engageante.
On pourra rétorquer que l’on peut désirer faire un contrat ou produire des archives pour avoir mémoire de quelque chose — comme la cellule des archives orales des Archives nationales portée par Chantal de Tourtier-Bonazzi; les Archives de la parole de la BnF; les archives LGBT ou encore la mise en archives des témoignages des attentats de 2015 ou les grands procès filmés. Coupons la poire en deux et disons que les archives sont une « intention seconde » : par là, on ne nie pas qu’elle ne sont pas complètement un produit collatéral, mais qu’elles sont formées dans le but d’accomplir une intention première.
Chez le philosophe Raymond Lulle, les fleurs sont l’intention seconde de l’arbre puisque celles-ci donnent les fruits qui est une intention (une forme) plus achevée (selon lui).
Le Journal Officiel, comme Le Moniteur Universel également présent dans la série K, n’est pas vraiment le « collatéral direct » d’une activité mais son objet. Il est un travail éditorial — vendu — qui documente l’action des parlementaires et du gouvernement a posteriori (même si les délais de publication sont courts). Le Journal Officiel n’est pas résiduel aux pratiques administratives au sein des institutions politiques, mais un travail intellectuel de mise en forme et de publication de l’activité institutionnelle à part entière. L’objectif du J.O. est d’être lu — il est fait pour cela. Et, après tout, ce n’est que lorsque la loi est connue de tous (ou peut être connue de tous) qu’elle peut obliger.
Le J.O. est un périodique « rentable » dans les années 30. (Mais ce n’a pas toujours été le cas.) Archives nationales, cote 19870069/6.
En ce sens, bien que ce travail d’écriture/d’édition/de traduction des interventions parlementaires et des actions exécutives — notamment par le travail des sténographes et rédacteurs — semblent s’adosser aux enjeux de transparence de l’action politique qui ont structuré historiquement les institutions d’archives, on ne peut effectivement pas vraiment dire qu’il s’agisse là d’archives étant donné la charge intentionnelle qu’il contient. C’est d’ailleurs un périodique que n’importe quel individu peut acheter.
Mais attention, dans l’histoire des publications officielles, il ne s’agit pas toujours de vouloir rendre transparente l’action des institutions et des débats structurant la vie politique (comme c’est le cas sous la IIIe République) que de donner au droit positif un caractère qui oblige les citoyens à l’observer car pouvant être connu.
Cependant, un peu de charité. Même si le J.O. est un produit éditorialisé et soumis au dépôt légal, on voit qu’il n’est quand même pas si aisé de lui refuser en bloc le statut d’archives. On pourrait dire en effet qu’il est difficile de dire si l’activité politique institutionnelle — qui va des délibérations dans les Chambres à son exécution — s’arrête à la promulgation des lois ou si elle en contient la publicité et/ou la publication. Et l’histoire de la série K retourne justement une image des enjeux de tels documents ayant une valeur politico-administrative.
Tapez « 3615 Joel » ! (j’avais juste envie de montrer cette publicité). Source : Wikipédia.
Naissance de la série K : 1841
J’ai meilleur temps d’offrir en liste quelques jalons nécessaires pour fournir un contexte à une brève histoire de notre K :
Octobre 1796 (5 brumaire an V) : naissance des Archives départementales (AD)
Février 1800 : le préfet a la responsabilité des AD
1831 : Natalis de Wailly élabore une méthode de classement aux Archives nationales
L’instruction du 24 avril 1841 du Ministre de l’Intérieur T. Duchatel, s’inspirant des travaux de Natalis de Wailly, énonce le cadre de classement que l’on connaît aujourd’hui. Le principe de respect des fonds y est énoncé (bien que les chartistes la mettaient déjà en pratique) et il s’agit bien de mettre en ordre les papiers des différentes administrations.
Lithographie (?) de Roland Topor, « Arithmétique ».
Ce cadre de classement repose d’abord sur un découpage temporel, puis sur un découpage thématique : il y a d’abord les archives de l’Ancien Régime (antérieures à 1790), qui couvrent les lettres de A à I inclus. De A à F inclus, on a les archives dites « civiles » puis les archives dites ecclésiastiques. Chaque lettre recouvre une thématique, par exemple la série A est l’ensemble des « actes du pouvoir souverain et du domaine public » où l’on trouvera des lettres patentes, des ordonnances royales, etc. Ensuite, il y a les archives postérieures à 1790, les « archives départementales proprement dites ». Il y a quatorze lettres, de K à Z; il n’y a pas, à ce moment là, de série W — qui est aujourd’hui la série des archives contemporaines. Il importe de mentionner la série L, que je pose ici comme un fusil de Tchekhov, dédiée aux archives de la Révolution.
Joan Brossa, La clau. Poema visual, Barcelona, MACBA Collection. MACBA Consortium, 1971.
La série K, dans l’instruction du 24 avril 1841, est ainsi décrite :
La série K, consacrée aux recueils des lois et publications officielles, servira de complément, pour les temps modernes, aux recueils d’édits [note : ces lignes sont contemporaines à la Monarchie de Juillet], d’ordonnances, etc., classés dans la première subdivision de la série A […].
La série K est donc la version « moderne », post-révolution, de la série A qui assemble les documents produit par l’État royal (où, en gros, il n’y a pas de séparation du pouvoir à la Montesquieu, puisque le roi peut à la foi produire des actes législatifs et les exécuter). En effet, si la série A contient des collections d’édits; des ordonnances et des lettres patentes — autrement dit des documents réputés pour appliquer et rendre publique la loi — la série K rejoue cette logique dans l’armature des institutions administratives héritières de la révolution française et en particulier la fonction préfectorale napoléonienne qui incarne le pouvoir exécutif dans chaque département.
Extrait du Bulletin officiel du Ministère. (1841). Voir sur Gallica.
L’instruction récapitule :
K.Lois, ordonnances et arrêtés. [Contient :] Moniteur et autres publications officielles. Registres des arrêtés des administrations de département, des préfets et des conseils de préfecture.
Pour clarifier deux trois éléments: « Moniteur » fait ici référence au journal Le Moniteur Universel qui transcrit, depuis la Révolution et jusqu’en 1901, l’activité parlementaire (avec d’ailleurs une étonnante organisation du travail). Cette gazette est considérée comme une publication officielle jusqu’en 1869 (où le Journal Officiel, création de l’État, prendra cette place même si le Moniteur sera toujours publié… ce qui posera parfois problème d’ailleurs aux professionnels du droit). L’expression « autres publications officielles » fait référence au moins au Bulletins des Lois, qui existe aussi depuis la Révolution.
L’histoire de ces journaux est aussi intéressante mais du reste je ne détaillerai pas plus car ils mènent des existences parallèles sinon entremêlées. Pour ne pas se perdre, comprenons que la série K accueille des publications officielles qui publient les textes de lois, les textes réglementaires et les actes exécutoires comme les décrets.
Costume des préfets, estampe de Chataignier. Voir sur Gallica.
Il me semble intéressant d’insister que la série K accueille des arrêtés, lesquels prennent un sens administratif sous Napoléon — celui là même qui instaura la fonction préfectorale. Un arrêté est ce qui permet d’effectuer une décision politique dans le droit, en général dans le giron réglementaire. Le préfet, comme un ministre ou le Chef de l’État (fut-il un empereur, un roi ou un président) endosse une fonction exécutoire mais au niveau départemental et sur un autre degré de normalité juridique. Pour faire simple, le préfet, c’est l’État déconcentré — « c’est le même marteau qui frappe mais on en a raccourci le manche » comme on dit.
Roland Topor, illustration tirée de « Max Lampin ».
La série K accueille donc une typologie de documents qui renseignent et effectuent la loi; elle est la version moderne de la série A qui a pour thématique l’application du pouvoir souverain. Cependant, il y a de quoi être frustré. Cela ne répond pas vraiment à la question posée, à savoir : pourquoi la série K accueille des publications officielles alors qu’on aurait très bien pu imaginer que celles-ci — que chaque individu peut acheter par ses propres moyens ! — restent près du pouvoir exécutif, autrement dit à Paris et non pas dans chaque préfecture au sein de chaque service des Archives départementales ? Que les arrêtés du préfet soit conservés en K c’est une chose, mais prendre la peine d’y envoyer des kilos de papiers par voie postale à chaque département — et d’en faire des « archives » –, c’en est une autre.
Diligence du Grand Bureau ou Messageries Royales. Voiture de la Direction Générale des Postes, dite des Facteurs. Adam, Victor (Jean-Victor Adam, dit) , Dessinateur. Entre 1841 et 1844, Musée Carnavalet, Histoire de Paris.
On a élaboré un début de réponse : les Archives départementales sont une administration déconcentrée sous la responsabilité du préfet, lequel est à même de rédiger des arrêtés. Il est donc normal qu’il existe une série dédiée à cela. S’il n’y a rien de choquant que des publications officielles se retrouvent en K et qu’elles cohabitent avec les arrêtés — même s’il est surprenant d’imaginer que des fonds d’archives s’enrichissent via l’envoi régulier de périodiques dont il ne manquerait que le bulletinage pour se croire en bibliothèque — , il y a quelque autre chose à chercher du côté de l’histoire du consentement politique.
Affichage et publications officielles : former le consentement
Les publications officielles comme le J.O. ne sont accessibles aux AD pas seulement « pour faire plaisir » aux administrés attentif à l’action politique de leur pays que pour les obliger à observer la loi.
Dans les paragraphes suivants, je m’adosserai sur le chapitre 2 du livre « L’affichage administratif au XIXe siècle » de Frédéric Graber qui, par chance est sorti assez récemment (2023).
Attention : je ne dis pas que l’invention du cadre de classement — et la série K en particulier –, a été faite dans l’optique d’accomplir un dessein politique entendu. Elle n’est pas l’étape nécessaire d’un projet politique d’aliénation des masses à accomplir pour faire régner une élite que se partagerait des gouvernements successifs. Prosaïquement : ce cadre de classement est simplement un moyen pratique de résorber le désordre dans les administrations. N’en doutons pas un instant : réduire le chaos de paperasse est bien ce qui a préoccupé Natalis de Wailly puis le ministre Duchatel lors de la rédaction de l’instruction de 1841.
Mais il n’empêche, comme on va le voir, que cette mise en ordre des propositions politiques dans un classement est l’effet d’un « énoncé » — et je prends « énoncé » au sens foucauldien. Un « énoncé » n’est pas un mot ou une phrase mais plutôt une configuration d’actes de langage. Le cadre de classement, et ici la série K, exprime directement ou indirectement une façon de mettre en ordre et faire connaître une parole politique. Prudence, car ce n’est pas parce qu’une certaine configuration discursive est valable aujourd’hui que l’énoncé qui l’a structuré n’a pas bougé. Ce n’est pas parce que la cadre de classement est toujours valable que nous expérimentons encore la même configuration politique que la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle. Dans cette fibre foucaldienne, je pense à Ann Laura Stoler qui a travaillé, dans un autre contexte, sur les « formes archivistiques » portant non pas sur ce qui est écrit mais sur l’organisation d’un discours vecteur d’un imaginaire colonial.
Systema naturæ per regna tria naturæ Vienne, J. T. von Trattner, 1767-1770 – 2 vol. in-4 o. (BnF)
Revenons d’abord à notre série K… et notre série L. Une circulaire, datée du 11 novembre 1874 et écrite par le Général de Chabaud la Tour, fait un état des chantiers de mise en ordre des archives selon le cadre de classement de 1841. Il rapporte que les archivistes de différents services ont choisi de classer des documents de la période révolutionnaire avec les publications officielles — dont le J.O. — et les arrêtés du préfet. Cette modification du cadre de classement de base, dit-il, a été « introduite par l’expérience » car « plus conforme au principe du respect des fonds ». « J’ai pensé, écrit le général, qu’elle devait être maintenue ». Il y a porosité entre la série K et la série L étant donné qu’il est difficile de savoir si certaines publications officielles rentrent dans la catégorie de l’administration départementale sous la Révolution ou bien des publications officielles. Certains archivistes ont donc fait le choix de ne pas séparer certains documents issus de la Révolution aux publications officielles et aux arrêtés préfectoraux, alors même que la série L est définie sur la période qui commence à la révolution et s’achève à l’institution de la fonction préfectorale.
Et voilà que les choses commencent à se dérouler : cette porosité entre les documents utiles à l’administration des départements et les publications officielles comme le J.O., et adossée à l’exigence du respect des fonds, s’explique tout à fait à la lumière du problème de l’observation de la loi. La loi peut être votée et promulguée : elle ne peut obliger que si elle peut être connue de tous. Pour qu’elle soit donc connue de tous et oblige chaque citoyen, la publication est donc nécessaire. Il faut rendre public, c’est-à-dire confronter les citoyens au droit. L’obligation appelle l’information.
(Image tirée de L’affichage administratif, de Frédéric Graber). Décret de la Convention nationale, portant que quiconque proposerait ou tenterait d’établir en France la royauté, ou tout autre pouvoir attentatoire à la souveraineté du peuple, sera puni de mort, 4 décembre 1792, Blois, Billault, 1793, 52 × 42 cm, AD41, L-54.
Comme le montre Frédéric Graber dans L’affichage administratif au XIXe siècle, « la formalisation de la publication des lois est l’œuvre cumulée des régimes successifs qui […] ont entrepris de limiter le rôle des administrations locales dans le processus de publication de la loi. […] La loi peut être rendue obligatoire sans avoir à la montrer effectivement aux citoyens par l’affiche ». En effet, au début de la Révolution les lois étaient publiées via l’affichage (dont avait la charge les administrations locales) et par les crieurs. Or, cela offraient aux administrations locales une plus grande agentivité : en effet, on pouvait ne pas afficher ou retarder l’affichage — ce qui revient à saboter la confrontation des citoyens au droit et donc de son exécution effective — quand ce n’était pas tout simplement des problèmes techniques d’acheminement ou de réalisation des (ré-)impressions sur place.
Fragment de « Ya tienen asiento » (Les voilà bien assises) de Francisco de Goya, 1799.
L’administration peut se montrer effrontée. Ou en tout cas pas toujours coopérative avec le pouvoir central. Si bien que ce genre de problèmes récurrents a conduit à justifier des approches de publication plus centralisées. Un rapport du 28 brumaire an II (novembre 1793) de Billaud-Varenne, dans un contexte anti-fédéraliste où l’on accuse les administrations départementales de faire de l’obstruction, dénonce « l’interposition des autorités secondaires ». Suite à ce rapport, la Convention adoptera en décembre (plus précisément le 14 frimaire an II), un décret sur le mode de gouvernement provisoire et révolutionnaire : il crée le Bulletin des lois de la République, envoyé à chaque commune par la poste. L’importance de l’affichage public, qui n’est pas vraiment remplacé, sera minoré; les marges de manœuvre des administrations départementales également.
La publication du « certifié conforme » Bulletin, imprimé et envoyé depuis Paris ne fait cependant pas tout à fait office de promulgation, ou en tout cas pas à elle seule. Il y a toujours une proclamation orale de la loi dans les communes et la promulgation est dépendante de cette modalité d’information. Le Bulletin est une « notification aux autorités constituées » : elle est donc un document reçu par les administrations pour qu’elles puissent rendre publique le droit — ce sont leurs prérogatives — et cela sans passer par le discrétionnaire des agents au niveau départemental. Ici, on a donc un document opérationnel qui ressemble beaucoup à un document d’archives.
Bulletin des lois de la République française, Imprimerie nationale des lois (Paris), 1800. Sur Gallica.
Un autre décret va entériner ce mouvement centripète du pouvoir : le décret du 12 vendémiaire an IVqui institue que la loi devient obligatoire dès que le Bulletin des Lois est distribué au chef-lieu du département. Est ainsi instauré « le régime de publication dans lequel nous vivons encore aujourd’hui, dans lequel la loi est supposée être connue, parce qu’elle est accessible, mais sans avoir été présentée dans l’espace public, que ce soit oralement ou visuellement ». L’effectivité du droit change de régime sensible : il n’est plus une affaire de mots exposés aux regards et aux oreilles des citoyens. Désormais, le mutisme des textes de lois obligera.
Ce n’est que sous la IIIe République que le J.O. prendra ce rôle d’adjuvant à la promulgation par la fonction « publication » qui était alors une attribution du Bulletin. Le J.O. est donc génétique a ce « consentement forcé » de la loi qui s’inscrit pleinement dans l’adage « nul n’est censé ignorer la loi ». Le respect de la loi au niveau du département est justement une prérogative du préfet. Et la boucle est bouclée : on comprend pourquoi les arrêtés se retrouvent avec les publications officielles et que cet ordre est une strate du centralisme révolutionnaire puis napoléonien… Et c’est ainsi que les archivistes mentionnés par la circulaire de 1874 aient jugé bon de garder ensemble les documents issus de l’activité Révolutionnaire et les publications officielles ; lesquels se retrouvent dans la série K, car ils sont l’expression du même mouvement de mise en œuvre des stratégies de promulgation des lois par l’État centralisé.
Conclusion
Il faut insister sur une chose : ce « K » ne dit pas tout de la fonction des publications officielles à l’instar du Journal Officiel. Il ne faut pas croire que le J.O. serait l’instrument qui assujettirait la population aux volontés des politiques. Durant la IIIe République par exemple, et plus encore à ses débuts, la vie politique n’est pas structurée en partis politiques mais plutôt en alliances contingentes. Elles se font au gré des ralliements, autour des exercices rhétoriques des parlementaires. Le Journal Officiel permet non pas seulement de rendre public l’activité institutionnelle, d’achever l’effectuation du droit par sa publication, mais aussi de faire la publicité des opinions. Il joue un rôle démocratique important. A la Révolution, la création du Moniteur est d’abord, et avant le Bulletin, une entreprise de publicité des débats.
Le cadre de classement dit peut être bien quelque chose d’un certain énoncé, peut être celui de l’organisation politique de l’État sinon de la « gouvernementalité » — ou quelque chose de ce genre. Comme l’ambre d’un fossile, couplé au principe du respect des fonds qui lui est contemporain, il a conservé « l’ordre du discours » de cette configuration du droit inscrivant son effectivité dans un « partage du sensible » : ce qui rend le droit effectif ce ne sont, non pas par les mots prononcés ou les mots lus, mais la proximité supposée; l’existence de documents réputés connus et disponibles au sein des services départementaux.
Alors il faut bien distinguer l’effet d’un « énoncé » politique sur la manière d’organiser des mots et des choses; et la fonction démocratique des publications officielles qui, malgré tout, sont héritières d’une demande sociale de mouture républicaine.
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Bibliographie et sources
Sources utilisées ou utiles pour aller plus loin :
Frédéric Graber, L’affichage administratif au XIXe siècle, Paris, éd. de la Sorbonne, 2023.
Fanny Lebreton. Vers l’ouverture et l’exploration des débats parlementaires : étude d’une méthodologie de structuration et d’enrichissement automatique des données. L’exemple des débats à la Chambre des députés durant la Ve législature de la IIIe République (1889-1893). Sciences de l’Homme et Société, 2022.
Julie Lauvergnier, Mettre en ordre les archives des départements : genèse et élaboration du cadre de classement des Archives départementales. In: La Gazette des archives, n°229, 2013-1. Varia. pp. 23-40.
Benjamin Morel, Le parlement. Temple de la République, Paris, éd. Passés Composés, 2024.
« Ce que conte le compte rendu : l’institution d’un ordre parlementaire idéalisé ». Droit et société, 2018/1 N° 98, 2018. p.179-199. CAIRN.INFO, droit.cairn.info/revue-droit-et-societe-2018-1-page-179?lang=fr.
Hugo Cogniez, « L’Invention du compte rendu intégral des débats en France (1789-1848) ». Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2010/2 n° 14, 2010. p.146-158. CAIRN.INFO, shs.cairn.info/revue-parlements1-2010-2-page-146?lang=fr.
Hélène Saudrais, « Aux sources de la loi, les archives parlementaires (XIXe-XXe siècles) ». Revue française de droit constitutionnel, 2015/1 n° 101, 2015. p.165-175. CAIRN.INFO, droit.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2015-1-page-165?lang=fr.
Jérôme Ferrand, « Promulguer la loi sous la Révolution : éléments d’histoire critique », Clio@Themis [En ligne], 6 | 2013, mis en ligne le 24 juin 2021, consulté le 11 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/cliothemis/1686 ; DOI : https://doi.org/10.35562/cliothemis.1686
Delphine Gardey, « Scriptes de la démocratie : les sténographes et rédacteurs des débats (1848–2005) », Sociologie du travail, Vol. 52 – n° 2 | 2010, 195-211.
Martine Sin Blima-Barru, “Patrimoine oral et visuel des Archives nationales, entendre et voir autrement les archives”, Bulletin de l’AFAS [Online], 43 | 2017, Online since 14 June 2017, connection on 13 May 2025. URL: http://journals.openedition.org/afas/3072; DOI: https://doi.org/10.4000/afas.3072
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